Blaise Pascal (1623-1662) : Une pensée entre science, foi et condition humaine
I. Une jeunesse prodigieuse
Blaise Pascal naît à Clermont-Ferrand le 19 juin 1623, dans une famille aisée et cultivée. Son père, Étienne Pascal, conseiller au Parlement d’Auvergne, est un homme de science, passionné par les mathématiques. Dès 1631, après la mort de sa mère, Étienne décide de s’installer à Paris avec ses enfants afin d’offrir à Blaise une éducation hors du commun. Refusant de soumettre son fils au programme classique, il entreprend lui-même de l’instruire.
Très tôt, Blaise manifeste un génie précoce. À douze ans, il reconstitue seul les premières notions de géométrie euclidienne. À seize ans, il rédige un Traité des coniques où il formule un théorème qui portera son nom. Ces débuts éblouissants le placent d’emblée parmi les esprits les plus brillants de son temps.
II. Le mathématicien et physicien de génie
1. Les débuts scientifiques
Pascal entre rapidement en contact avec le cercle des savants gravitant autour du père Mersenne, où l’on discute des travaux de Descartes, Galilée, Torricelli. Fasciné par la physique expérimentale, il s’intéresse à la question du vide. En 1647, il mène une série d’expériences décisives qui démontrent que le vide peut exister — contre la tradition aristotélicienne qui l’interdit. L’expérience du Puy-de-Dôme, réalisée par son beau-frère Florin Périer, établit que la pression atmosphérique diminue avec l’altitude. Ainsi naît la science barométrique.
Il se fait également remarquer par l’invention d’une machine arithmétique, la Pascaline, destinée à aider son père dans ses tâches de comptabilité. Cet ancêtre de la calculatrice, bien que limité à l’addition et à la soustraction, témoigne d’une réflexion profonde sur l’automatisation des opérations logiques.
2. Les fondements du calcul des probabilités
Pascal entre en correspondance avec Pierre de Fermat autour de la question du “partage des enjeux” dans les jeux de hasard. Ensemble, ils jettent les bases du calcul des probabilités, en particulier en formulant les premières règles combinatoires et en concevant une méthode rationnelle d’évaluation du risque. Ce champ, encore embryonnaire, deviendra crucial pour la pensée moderne, de la statistique aux modèles économiques, et jusqu’aux décisions médicales et politiques.
3. Le triangle arithmétique
Pascal est aussi connu pour ce qu’on appelle aujourd’hui le triangle de Pascal, un outil mathématique permettant de calculer les coefficients binomiaux. Bien qu’il ne soit pas le premier à l’avoir utilisé, son Traité du triangle arithmétique (1654) en offre une formulation claire, rigoureuse et généralisée.
III. Le tournant mystique de 1654
1. La nuit de feu
Le 23 novembre 1654, Pascal vit une expérience mystique intense, qu’il note dans un billet retrouvé cousu dans la doublure de son habit après sa mort. Ce texte, appelé le Mémorial, commence par un cri : « Feu. » Il témoigne d’un bouleversement intérieur, d’un contact immédiat et brûlant avec le Dieu vivant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob — non le Dieu des philosophes et des savants.
Cet épisode marque le début d’un profond engagement religieux. Pascal se rapproche des solitaires de Port-Royal, haut lieu du jansénisme, un courant catholique rigoriste influencé par les doctrines de saint Augustin. Il y trouve une spiritualité exigeante, fondée sur la grâce divine, la conscience du péché et le rejet de toute complaisance mondaine.
2. La rupture avec le monde
À partir de 1655, Pascal renonce progressivement à ses activités scientifiques et mondaines. Il partage son temps entre la prière, l’étude des Écritures, et la défense de la cause janséniste, alors en butte à la répression ecclésiastique et politique. Pourtant, même dans sa retraite, son génie continue de s’exprimer dans ses écrits.
IV. Les Lettres provinciales (1656-1657)
1. Une œuvre polémique
Les Lettres provinciales sont une série de dix-huit lettres publiées anonymement à partir de janvier 1656, pour défendre Antoine Arnauld, théologien janséniste, accusé d’hérésie. Pascal y dénonce la casuistique morale des jésuites, qu’il accuse de favoriser une religion de compromis, de relativiser le péché et de trahir l’Évangile.
2. Le style et la satire
L’œuvre frappe par la clarté et l’élégance de sa prose. Pascal manie l’ironie avec virtuosité, ridiculisant les sophismes des théologiens adverses. Il adopte le point de vue d’un laïc candide, découvrant peu à peu les subtilités théologiques et s’en amusant.
Ces lettres rencontrent un immense succès. Voltaire les saluera comme un modèle de prose française : « Le premier livre de génie qu’on vit en prose. »
3. Une critique morale et théologique
Au-delà de la polémique, Pascal y expose une vision du christianisme fondée sur la sincérité, la souffrance intérieure et la soumission à la grâce. Il s’élève contre le laxisme moral autant que contre le pharisaïsme. Pour lui, toute justice humaine est relative ; seule la grâce peut sauver l’homme.
V. Les Pensées : méditation sur la condition humaine
1. Un projet inachevé
Peu avant sa mort, Pascal entreprend de rédiger une apologie du christianisme à destination des incroyants cultivés de son temps. Ce projet reste inachevé, sous forme de fragments, mais a été rassemblé après sa mort sous le titre de Pensées. L’édition de Port-Royal (1670) impose longtemps une version remaniée. Ce n’est qu’au XXe siècle qu’on s’efforce de restituer l’ordre originel des fragments.
2. La misère de l’homme sans Dieu
Une des thèses majeures de Pascal est que l’homme est misère et grandeur tout à la fois. Il est misérable parce qu’il est livré à l’ennui, à la souffrance, à la mort, à l’illusion. Il est grand parce qu’il le sait. Il est capable de se dépasser, de se penser comme perdu.
L’homme cherche à fuir sa condition par le divertissement, concept central chez Pascal. Le divertissement n’est pas seulement un loisir, mais tout ce qui détourne l’homme de sa fin dernière. Le monde moderne, déjà, est celui de l’oubli de soi dans l’agitation.
3. Le pari de Pascal
L’un des fragments les plus célèbres propose un raisonnement original : le pari de croire en Dieu. Si Dieu existe et qu’on croit, on gagne tout ; s’il n’existe pas, on ne perd rien. Ainsi, la foi serait le meilleur choix rationnel dans l’incertitude.
Ce pari, souvent mal compris, ne prétend pas prouver l’existence de Dieu, mais montrer que l’attitude religieuse est raisonnable dans un monde où les preuves définitives n’existent pas. L’homme est suspendu entre deux infinis — celui de la grandeur divine et celui de sa propre insignifiance.
4. La critique de la raison
Pascal ne rejette pas la raison, lui qui fut mathématicien. Mais il en montre les limites dans les questions dernières. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » : la foi naît d’une disposition intérieure, non d’un calcul abstrait. C’est une adhésion du cœur, une lumière intime.
VI. La pensée politique et morale
1. La relativité des lois humaines
Pascal réfléchit aussi à la politique. Il remarque que les lois varient d’un pays à l’autre, et qu’elles sont souvent fondées sur la coutume. Cette relativité ne conduit pas chez lui au scepticisme, mais à une forme d’humilité : la justice humaine est toujours imparfaite. Il faut l’accepter par nécessité sociale, mais ne pas la confondre avec la justice divine.
2. L’ordre du cœur
Dans l’ordre moral, Pascal valorise la pureté de l’intention et la rectitude intérieure. Ce n’est pas l’action seule qui compte, mais la disposition du cœur. L’orgueil, la présomption, l’autosatisfaction sont les grands péchés de l’homme. D’où l’importance de la grâce, qui convertit non seulement les actes, mais les désirs.
VII. Une fin prématurée et une postérité immense
1. Une vie de souffrance
Pascal connaît une santé fragile toute sa vie. Sujet à des migraines violentes, à des troubles intestinaux, il vit dans la douleur constante. Les dernières années de son existence sont marquées par une ascèse croissante : il renonce à tout confort, soigne les pauvres, refuse les soins coûteux pour lui-même.
Il meurt le 19 août 1662 à l’âge de 39 ans. Dans son testament, il demande à être enterré dans la plus grande simplicité.
2. Un héritage multiple
Le génie de Pascal réside dans son universalité. Il est à la fois mathématicien, physicien, moraliste, polémiste, mystique. Son influence est immense :
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En mathématiques, il est l’un des pères fondateurs du calcul des probabilités.
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En philosophie, il a inspiré les existentialistes (Kierkegaard, Heidegger, Camus).
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En littérature, il est un maître du style classique, reconnu par les plus grands auteurs.
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En théologie, il reste une figure majeure du jansénisme, mais aussi un témoin de la foi intérieure.
Il est une figure tutélaire de la pensée moderne, à la croisée de la science et de la foi, de la lucidité et du mystère.