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Les Pensées de Blaise Pascal : foi, raison et condition humaine

Introduction

Les Pensées de Blaise Pascal (1623-1662) sont une œuvre inachevée, publiée à titre posthume en 1670. Elles sont le fruit d’un projet de grande apologie du christianisme, interrompu par la maladie et la mort prématurée de leur auteur. Écrites entre 1656 et 1662, ces notes fragmentaires abordent les plus grandes questions humaines : la misère de l’homme sans Dieu, la grandeur de la foi, le pari de croire, les illusions de la raison, la corruption du cœur, le rapport entre nature et grâce.

Ce texte, bien que fragmentaire, est considéré comme l’un des sommets de la pensée française. Il conjugue une rigueur intellectuelle saisissante avec une profondeur spirituelle bouleversante. Pascal, mathématicien de génie, physicien, penseur du cœur et du mystère, y affirme que seule la foi chrétienne peut rendre compte de la condition humaine dans sa contradiction essentielle.

I. Genèse et structure des Pensées

1. Un projet interrompu

Pascal avait pour ambition d’écrire une « Apologie de la religion chrétienne » destinée aux libertins de son temps, c’est-à-dire aux esprits forts, sceptiques ou déistes. Ce projet visait à les convaincre, non par des preuves dogmatiques, mais par un discours adapté à leur manière de raisonner. Il disait vouloir « mettre en désordre » leur fausse sécurité, en les amenant à reconnaître leur misère, puis à découvrir la grandeur de Dieu.

Mais la mort interrompt son entreprise. Ce qui reste, ce sont des fragments, parfois très développés, parfois à l’état d’esquisse.

2. Une œuvre posthume organisée par d'autres

L’édition de 1670, faite par les messieurs de Port-Royal, est déjà une reconstruction. Au fil du temps, différentes éditions critiques ont tenté de retrouver un ordre plus fidèle aux intentions de Pascal. Les principales sont :

  • L’édition Brunschvicg (1897), fondée sur un ordre thématique ;

  • L’édition Lafuma (1951), classée chronologiquement ;

  • L’édition Sellier (1976), fondée sur l’ordre des liasses manuscrites.

Toutes ces éditions révèlent une tension entre l’ordre logique que Pascal voulait imposer et la fragmentation inhérente à l’œuvre.

II. Misère de l’homme sans Dieu

1. La condition humaine entre grandeur et misère

Pascal commence par observer la contradiction fondamentale de l’homme : il est capable de penser l’univers, mais il est voué à la mort, soumis à l’erreur, esclave de ses passions. Cette tension traverse toute l’œuvre :

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. »

La grandeur de l’homme n’est pas dans sa puissance, mais dans sa capacité à se connaître comme misérable. Cette conscience le distingue des animaux.

2. Le divertissement : fuir la condition humaine

Pascal dépeint l’homme comme un être incapable de rester seul dans une pièce : il cherche sans cesse à fuir son vide intérieur par le divertissement. Ce mot, chez lui, n’a pas le sens moderne de loisir plaisant, mais celui d’une distraction ontologique : se détourner de soi-même, pour ne pas voir sa finitude.

« Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »

La chasse, les jeux, les guerres mêmes sont des moyens de se fuir soi-même. L’homme préfère l’agitation au face-à-face avec la mort et Dieu.

3. L’impuissance de la raison

Pascal montre que la raison humaine, bien qu’admirable, est limitée. Elle peut démontrer des vérités géométriques, mais elle échoue à résoudre les grandes questions : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Que devons-nous faire ?

Il souligne aussi le relativisme des coutumes et des lois, qui varient d’un pays à l’autre. Ainsi, la justice humaine est fondée sur des conventions fragiles. Cela jette un doute sur les prétentions de la raison à établir un ordre universel.

III. L’impuissance du cœur et le besoin de grâce

1. Le cœur : un principe supérieur à la raison

Pascal introduit une idée célèbre : il y a en l’homme un ordre supérieur à la raison, celui du cœur :

« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. »

Cela ne signifie pas que le cœur est irrationnel, mais qu’il connaît autrement. Il saisit des vérités intuitives, comme l’amour, la beauté, ou Dieu. Cette idée prépare la place de la foi : ce n’est pas une croyance aveugle, mais un acte de confiance éclairé par le cœur.

2. La corruption du cœur

Mais ce cœur est aussi corrompu. L’amour-propre, cette tendance à se préférer à tout, domine l’homme. Il ment, se trompe, se justifie. Même dans ses bonnes actions, il cherche son intérêt. Pascal dépeint ici une psychologie lucide et sombre : l’homme est incapable de se sauver par ses propres forces.

« Qui veut se connaître, n’a qu’à dire du bien de moi. »

Le cœur, dès lors, ne peut être régénéré que par la grâce divine.

IV. La religion révélée comme réponse à la condition humaine

1. La seule religion cohérente

Pascal examine les grandes religions et montre que seule la religion chrétienne répond aux contradictions de la condition humaine : elle explique la grandeur (l’homme créé à l’image de Dieu) et la misère (le péché originel).

Les autres religions (stoïcisme, islam, judaïsme) échouent à rendre compte de cette dualité. Le christianisme affirme que l’homme est tombé, mais qu’il peut être sauvé par la grâce.

2. Jésus-Christ, seul médiateur

Pascal centre toute sa pensée sur la personne du Christ. Jésus est à la fois Dieu et homme, humilié et glorieux, faible et tout-puissant. Il incarne en sa personne la contradiction humaine.

« Il n’y a qu’un Dieu, et un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ. »

Le christianisme n’est pas une philosophie, mais une révélation. Il ne s’impose pas par la démonstration, mais par une parole qui touche le cœur.

V. Le pari de Pascal : croire ou ne pas croire

1. L’argument du pari

C’est l’un des passages les plus célèbres. Pascal propose au libertin un raisonnement pragmatique : si Dieu existe et que je crois, je gagne tout. S’il n’existe pas, je ne perds rien. Donc il est rationnel de parier sur Dieu.

Ce pari ne démontre pas Dieu, mais il déplace la question : ce n’est plus une affaire de preuve, mais de choix existentiel. Croire devient un acte libre, un engagement.

« Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à jouer : votre raison et votre volonté. »

2. Critiques et malentendus

Certains ont vu dans le pari un calcul égoïste. Mais Pascal ne cherche pas à convaincre le croyant sincère : il s’adresse à l’indifférent. Il veut l’arracher à sa passivité, le faire entrer dans une démarche spirituelle. Le pari est une ouverture, non une fin.

VI. La foi comme lumière dans le mystère

1. Les trois ordres

Pascal distingue trois ordres de réalité :

  • L’ordre des corps : la matière, la force physique.

  • L’ordre des esprits : la pensée, l’intelligence.

  • L’ordre de la charité : la grâce, l’amour divin.

Ces ordres ne se réduisent pas les uns aux autres. Un roi n’est pas supérieur à un sage, et un sage n’est rien sans la charité. Dieu appartient à l’ordre de l’infini, qui dépasse la raison.

« L’infiniment éloigné est aussi hors de portée que l’infiniment petit. »

2. L’humilité et la grandeur du croyant

Le chrétien, pour Pascal, est celui qui accepte sa misère et demande la grâce. Il reconnaît qu’il ne peut rien sans Dieu. Cette humilité n’est pas humiliation, mais condition de la grandeur véritable.

« Soyez donc humbles, fidèles, pleins d’amour, et priez. »

Pascal ne cherche pas à construire un système, mais à faire naître un acte de foi. Sa démarche est existentielle, intérieure, vivante.

VII. Dimension littéraire et spirituelle des Pensées

1. Une œuvre fragmentaire mais organique

Malgré sa fragmentation, les Pensées forment une véritable architecture intérieure. Pascal procède comme un stratège : il prépare le terrain (la misère de l’homme), déconstruit les illusions (divertissement, raison), puis annonce la vérité (le Christ).

Chaque fragment est un éclat d’intelligence, mais l’ensemble suit une ligne directrice : conduire l’homme à reconnaître sa dépendance radicale envers Dieu.

2. Le style : entre rigueur et ferveur

Pascal manie tous les registres : l’ironie, la concision, l’exhortation, la méditation. Il peut être proche de Montaigne dans sa lucidité, ou de Bossuet dans son souffle spirituel. Son écriture est tendue, dense, sans ornement inutile.

Les formules sont célèbres et fulgurantes. Chaque phrase semble pesée, forgée dans une tension extrême entre raison et foi.

Conclusion

Les Pensées de Pascal sont l’un des sommets de la pensée religieuse et philosophique. Elles nous confrontent à la condition humaine dans toute sa complexité : misère et grandeur, orgueil et humilité, raison et foi. Elles ne proposent pas un système clos, mais un cheminement, une interpellation. Elles ne s’adressent pas à ceux qui croient déjà, mais à ceux qui doutent, fuient ou s’interrogent.

Par leur force intellectuelle, leur puissance rhétorique, leur profondeur spirituelle, les Pensées continuent de parler à l’homme moderne, écartelé entre la foi et le scepticisme. Elles ne cherchent pas à contraindre, mais à éveiller. Pascal ne voulait pas prouver Dieu, mais provoquer en l’homme ce trouble salutaire qui le pousse à chercher.

Ainsi, loin d’un dogmatisme fermé, les Pensées restent une œuvre ouverte, vivante, inépuisable.

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